vendredi 2 septembre 2011

Panique au pénis perdu

Voici un peu de réchauffé, je vous ressors des entrailles de mon Mac une vieille chronique pour Vigousse. Attention exclusif, elle n'est jamais parue! (allez savoir pourquoi... Dire qu'à l'époque je m'emmerdais encore à essayer de trouver des sujets à la fois croustillants et intéressants, et que je pensais même aux dessinateurs! Ce texte, d'ailleurs, était dans mon esprit spécialement destiné à être illustré par la merveilleuse Coco...)

Le 16 juin 2006, Le Matin titrait : Affaire de vol mystérieux de sexe à Parakou : 2 morts, 5 blessés graves et 17 personnes arrêtées. Bien qu’on soit maintenant habitués à ce genre de racolage, il ne s’agit en l’occurrence pas du quotidien orange mais du Matin de Cotonou, capitale économique du Bénin. Alors que dans nos contrées on pleure la disparition du point G, au Bénin, mais aussi au Nigéria, au Gabon, au Mali - en fait dans toutes les grandes villes de l’Afrique sub-saharienne -, on s’inquiète depuis longtemps de mystérieux individus mal intentionnés qui volent ou rétrécissent le pénis des passants...

La « victime » fait généralement un scandale, la foule intervient, les « coupables » se font lyncher, la presse diffuse l’information et le cycle recommence plus loin. Julien Bonhomme, anthropologue au musée du quai Branly, consacre un livre fouillé et sérieux à cette rumeur des « voleurs de sexe », dont on peut certes sourire mais qui provoque régulièrement des ravages bien réels. La psychose du « zizi rikiki », dont on trace l’origine en 1975 au Nigéria, fait des morts, installe un climat de suspicion généralisée et génère les pires théories du complot. Muni d’une somme considérable de témoignages issus de la presse locale, le spécialiste dégage les traits caractéristiques du phénomène : c’est une affaire d’homme, ça se passe toujours en plein jour dans un lieu public, les grandes villes sont privilégiées et la « disparition » fait suite à un contact physique avec un inconnu. Ajoutons un contexte xénophobe, l’influence des croyances en la sorcellerie, une certaine crise de la « masculinité », l’émergence de la presse libre et on obtient ce cocktail déroutant où le graveleux le dispute au grotesque. Pas d’inquiétude, cependant : les « voleurs » sont certes tabassés et même brûlés, mais la bistouquette fini toujours par réapparaître quand quelqu’un prend la peine de vérifier sa présence.

A ceux qui interpréteraient le « vol de sexe » comme une histoire de sauvages superstitieux, violents et uniquement préoccupés par leur bite - un signe de plus que « l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire », d’après les termes de Nicolas Sarkozy -, l’auteur expose avec verve les ramifications complexes du phénomène et le replace dans le contexte d’une Afrique contemporaine riche et fascinante qu’il connaît sur le bout des doigts.

Julien Bonhomme, Les voleurs de sexe : anthropologie d’une rumeur africaine. Seuil, 2009.

PS: J. Bonhomme consacre assez peu de place au syndrome de Koro, sorte de pendant sud-asiatique de la croyance africaine aux voleurs de sexe. Une comparaison des deux "syndromes culturels" serait intéressante et doit exister quelque part. J'essayerai d'en dire un mot quand j'aurai le matériel sous la main. Je n'évoquais que très brièvement le syndrome de Koro (ne pas confondre avec le syndrome de Roko...) dans mon chapitre sur les troubles du schéma corporel, mais je n'ai pas suivi les développement plus récents.

Le créationnisme est-il soluble dans le "débat public"?

On peut lire mon opinion sur les votations du 4 septembre, alias le choc intellectuel "Ecole 2010 vs LEO", dans l'édito du Vigousse de cette semaine (n°71). Le truc est pour ce qui me concerne assez vite expédié et je n'ai nul envie d'en dire davantage.
Il y a juste quelque chose qui m'intrigue un peu. Parmi les initiants d'Ecole 2010, on trouve un groupe de culs bénis qui se déclare ouvertement créationniste (il s'agit de l'Association Vaudoise de Parents Chrétiens, mais j'ignore s'il y a des créationnistes parmi les autres initiants). J'aurais aimé en savoir plus là-dessus, mais apparemment dans notre joli coin de pays le sujet ne soulève pas un très grand intérêt. Or, me semble-t-il, si des créationnistes décident de s'engager politiquement pour soutenir une réforme du système scolaire, c'est qu'il y a tout de même quelque chose à creuser, non? Il se trouve que l'adhésion aux thèses créationnistes est un signe on ne peut plus clair d'ignorance, de stupidité ou de maladie mentale. C'est un des trois, il n'y a pas d'alternative. Pourquoi donc des ignorants, des idiots ou des cinglés auraient soudainement un intérêt pour le système scolaire? Se pourrait-il qu'ils souhaitent que les futurs écoliers jouissent d'une meilleure éducation que la leur, afin qu'ils deviennent des adultes accomplis et épargnés par l'ignorance, la stupidité et la folie? Ou devrait-on plutôt imaginer que dans leur esprit perturbé, il faudrait à tout prix que l'école du futur fabrique des élèves suffisamment mauvais pour qu'à leur tour ils deviennent créationnistes? Ce serait intéressant de le savoir, non? Tenez, imaginez par exemple que parmi les initiants se trouvent des personnes qui nient ouvertement l'existence du génocide programmé des juifs d'Europe par les nazis, ou un groupe persuadé que la fin du monde est pour 2012, ou encore des disciples de David Icke qui affirment ouvertement que Micheline Calmy-Rey est en fait un lézard extra-terrestre. Sans doute on jetterait un oeil attentif sur ces individus, non? Eh bien visiblement, le créationnisme est une doctrine parfaitement acceptable dans le milieu politico-intellectuel romand.
A preuve, ce "débat" entre le libéral et ex-journaliste Fathi Derder et la conseillère d'Etat Anne-Catherine Lyon. En voici l'échange qui m'a particulièrement frappé:

A.-C. L. Mais M. Derder, êtes-vous à l’aise avec le fait que l’initiative est soutenue par des créationnistes?
F. D. Je ne réponds pas à cette attaque, car elle ne m’intéresse pas. Pardonnez-moi l’expression, mais je me fiche un peu de la politique politicienne. Je suis là en tant que parent qui a besoin d’une école claire et de l’excellence.
C'est une "attaque"? Mais M. Derder, l'initiative est-elle, ou non, non seulement "soutenue", mais initiée par des créationnistes? Si c'est le cas, on ne voit pas en quoi ce serait une "attaque", c'est une question parfaitement légitime. Personnellement, j'aurais vraiment voulu savoir si M. Derder est "à l'aise" ou non avec ce fait. L'êtes-vous, M. Derder? Ou "en tant que parent", vous vous fichez complètement du fait que vous vous engagez aux côtés d'ignorants, d'imbéciles ou de cinglés, et ce dans le but explicite de changer le système scolaire? Rappelons tout de même que les créationnistes ne sont pas exactement connus pour ruminer leur délire mythologique dans leur coin. Leur but est clairement de s'infiltrer comme ils le peuvent dans le monde réel, et si possible dans celui de l'éducation des enfants.
Ce manque total d'intérêt, et ces postures outrées dès qu'on ose aborder le sujet, m'amène à penser que M. Derder, et tous les sympathisants d'Ecole 2010, ne sont pas du tout prêts à prendre une position ferme sur le genre de choses qui sont épistémiquement acceptables ou non dans un débat sur l'éducation, c'est-à-dire sur le genre d'attitude intellectuelle et de connaissances qu'il serait bon ou pas de transmettre aux jeunes générations. A moins, naturellement, que M. Derder et une grande frange de la droite ne soient en fait déjà ralliés à la cause créationniste. Ce qui n'aurait rien d'étonnant d'ailleurs, au vu des opinions de M. Derder sur l'apprentissage des langues ("L'intelligence est monolingue"...; p.3 de ce document). Mais cela n'expliquerait toujours pas pourquoi la gauche et les médias sont si silencieux sur ce sujet (comme ils l'avaient été, du reste, quand un certain Harun Yahya était venu fourguer sa camelote à Lausanne et à Genève en toute impunité en mai 2010; voir pp.2-3 du n°19 de Vigousse).
Autre exemple, ce billet sur le journal en ligne Largeur.com, qui se veut large de vue et d'esprit, par un certain Nicolas Martin:
«Les créationnistes sont pour.» Voilà un argument, sinon d’une rare bêtise, en tout cas d’une mauvaise foi et d’une mesquinerie consommée — combien de parents d’élèves créationnistes et combien de créationnistes tout court dans le beau canton de Vaud?
Cette saillie d’Anne-Catherine Lyon contre l’initiative «Ecole 2010» montre que la question scolaire, et tout spécialement dans ce canton-là, paraît capable de dérégler les têtes les mieux faites.
Damned, beaucoup de bruit mais toujours pas d'explication. Le créationnisme est-il une connerie déshonorante, ou non? Sans doute les créationnistes sont-ils minoritaires parmi les parents d'élèves, mais le sont-ils parmi les initiants? Et la simple présence de quelques créationnistes, ou même d'un seul créationniste, parmi eux ne mérite-t-elle pas une prise de position franche et sans ambiguité? M. Derder et M. Martin tiennent-ils absolument à être associés à des ignorants, des idiots ou des malades mentaux? Si ce n'est pas le cas, pourquoi ne dénoncent-ils pas aussi vigoureusement que possible la présence gênante de pareils incultes dans leurs rangs?
Sérieusement, je suis le seul qui soit intrigué par la présence de créationnistes dans une décision politique qui touche au système éducatif? Personne n'a le moindre souci de tirer cette affaire au clair, à gauche comme à droite? C'est curieux, d'autant qu'en parler franchement une fois pour toute permettrait peut-être de mettre un terme aux "attaques" dont se plaignent M. Derder et M. Martin. Non? M. Derder? M. Martin? Une opinion? Un avis? Quelque chose à dire, au lieu de jouer l'outrance à deux balles?...


UPDATE 5 septembre 2011: M. Fathi Derder ne manque pas de vigueur quand il s'agit de dénoncer publiquement tout apparentement avec l'UDC. Bon, on ne voit pas vraiment ce qui distingue tellement le programme économique de l'UDC de celui de son parti, ni même en quoi consiste la différence entre ces deux programmes politiques pour ce qui concerne le type d'effets qu'ils ont sur la société en général et sur le sort des plus faibles en particulier. Mais passons, l'important c'est que M. Fathi Derder exprime clairement qu'il ne souhaite pas bouffer au même râtelier que l'UDC. Bravo. Pourquoi alors faire tant de chichis quand il s'agit de dénoncer tout apparentement avec des créationnistes. Il suffit de le dire, non? "Ces gens sont des crétins qui ne devraient jamais s'approcher d'une école ni se mêler de réformer le système scolaire. Je déplore leur présence dans le camp que je défends, et je ne soutiens absolument pas l'idéologie religieuse qui est la leur." Merde, c'est pourtant pas compliqué non?